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Défenses

23 mai 2010

"Seila Soizeau", 6 ans moins quelquesdodos de la nuit

Défenses

Tome 1

                                                          

Aurélia Lenglet


Chapitre 1

Août 77

                   « Seila Soizeau » 

Sheila aurait adoré avoir douze ans, comme le voisin d’en face. Cinq ans, c’était nul. Et puis, tant qu’à faire, elle aurait bien porté aussi un autre prénom que le sien, parce que Sheila Choiseau, quand on a un cheveu sur la langue, c’était complètement ridicule.

« Z’ en ai marre, z’ en ai marre, marre et re-marre » déclama-t-elle en décochant un sérieux coup de pied à sa paire de chaussons-chaussettes détrempée, qui aurait dû se trouver à l’intérieur, et non devant la porte de la véranda.

L’ « arrosée du matin » avait encore frappé. Celle-là, elle ne l’avait jamais vue, mais elle la retenait ; ce n’est pas parce qu’elle avait été mouillée par Dieu sait qui, qu’elle devait forcément se venger sur les autres. Tous les soirs, la mère de la petite fille la mettait en garde. On avait beau être au mois d’Août, il ne fallait rien laisser traîner dehors, au risque de voir ses biens abîmés, Sheila le savait très bien. Les dernières pertes, cruelles pour une enfant de son âge, lui laissaient un souvenir amer : un recueil de coloriage tout neuf de Sarah Kay, dont les feuilles toutes collées ne seraient jamais gribouillées avec ferveur, plus sept images Panini qu’elle avait eu grand-mal à extorquer à sa grand-mère. Pour les obtenir, elle avait dû la laisser pérorer des heures sur le marché de Mayenne sans broncher.

Mamiriane n’avait en fait nul besoin de prendre la deux chevaux le samedi matin. La plupart du temps, elle oubliait même d’emporter son panier et son cabas ; quand elle les mettait dans le coffre, c’était plus pour se donner une contenance. Papenri et son potager gigantesque suffisaient à alimenter toute la famille, et même celle de Grace de Monaco, tant qu’on y était. Certains jours, il se tenait planté au milieu de toutes ses cultures, un peu désemparé et se justifiait en parlant de la guerre, du prix des denrées dans les magasins, des chenilles et des oiseaux qui auraient pu causer du dégât, ce à quoi l’enfant ne comprenait strictement rien. A de rares occasions, son grand-père, songeur, avait même évoqué  l’éventualité d’un stand maraîcher, tenu par sa femme. Celle-ci avait froncé les sourcils, levé les yeux au ciel, et lui avait instamment demandé de tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler. « Et la petite, Henri Bervoisin ? Je la trimballe avec moi sur les routes comme une petite romanichelle ? »

Sheila sentait confusément que, sur ce coup-là, Mamiriane se servait un peu d’elle. Quittes à piétiner trois heures sur la place au jet d’eau, elles auraient pu au moins gagner un peu de sous. Seulement, si on voulait rester un tant soit peu au courant de qui faisait quoi dans ce pays, il fallait avoir le temps d’en discuter. Sa grand-mère détestait mener deux actions de front, alors, cancaner, peser et rendre la monnaie, cela lui aurait causé bien des tracas. Voilà ce que pensait la demoiselle de cette affaire-là. On ne la lui faisait pas, à elle.

Au demeurant, Sheila y trouvait souvent son compte ; une cerise par ci, une rondelle de saucisson par là, un petit morceau de chèvre, et surtout, à la fin, quand Mamiriane avait abusé de son temps et de sa patience, un petit cadeau. Des images, un illustré à la Maison de la Presse, ou alors une pochette surprise à la boulangerie… Le prix dépensé par sa grand-mère se trouvait être strictement proportionnel au nombre d’heures passées à attendre. L’été, forcément, l’affaire gagnait en rentabilité ; le reste de l’année, elle se trouvait à l’école une bonne partie de la matinée, et ne profitait donc guère des largesses de son aïeule.

Sheila répéta son « z’ en ai marre » deux ou trois fois encore, comme un mantra, histoire de montrer sa désapprobation, puis délogea sous le banc de la véranda une petite paire de sabots rouges. De toutes façons, ses chaussons-chaussettes puaient et ses pieds, on aurait dit des pattes de canard palmées quand elle marchait avec. En les chaussant, il lui revint à l’esprit un autre événement désagréable de ces derniers mois : un peu pressée, un matin, avant d’aller à l’école, elle était partie telle quelle avec ses chaussures de fermière nouvelle vague aux petons, sans se douter qu’il y aurait exercices physiques à l’école. Outre le fait que cet abruti de Gallouin l’avait appelée « Sylvain Sylvette » toute la matinée, elle avait dû accomplir trois tours de cours avec ces satanés godillots qui partaient en vol plané sitôt qu’elle y mettait un peu de cœur. Mais c’était un cadeau de Mamiriane, qui les trouvait «choux » et ça, en langage de mamie, ça voulait dire « si je te vois pas les porter une fois sur deux quand je passe à l’improviste, tu en entendras parler jusqu’à la Saint Glinglin ». Elle soupira, laissa échapper un dernier petit « z’ en ai marre » pour la route et pénétra dans la cuisine en se tordant un peu les chevilles.

Quand elle entendit grogner, quelque part, au loin, dans la maison, elle se rappela les éclats de voix de la nuit précédente. Vers trois heures, l’orage l’avait réveillée et elle essayait de se rendormir quand son père était rentré, totalement ivre. Il n’avait pas pu accéder au lit conjugal et avait probablement terminé sa nuit sur le canapé à fleurs du salon, d’où le rugissement humain qu’elle avait provoqué en invectivant la rosée.

Bourré, coup dans le nez, pochtronné, saoûl comme un cochon, picolé comme un trou… Les mots faisaient partie de son vocabulaire. Elle n’en comprenait pas vraiment la signification. Evidemment, elle en voyait les effets sur le comportement paternel, mais, à dire vrai, cela ne la dérangeait pas trop. Papounet se montrait beaucoup plus rigolo, moins sévère avec elle quand il se trouvait dans cet état-là.

Puisqu’elle l’avait réveillé, mieux valait se comporter comme une gentille petite fille, parce que, le lendemain matin, ce n’était pas la même chose : son haleine empestait, et il s’emportait pour un rien. Sheila prit le parti de lui apporter le remède miracle à son chevet ; un petit verre d’alcool pour « se remettre en selle », disait-il, même si elle ne l’avait pour ainsi dire jamais vu grimper sur un cheval. Au passage, elle ramassa une paire de Paraboot pleines de boue. Eh ben, si maman avait vu ça, alors qu’elle avait passé l’après-midi de la veille à récurer partout, c’est dans le chenil de Sourcier qu’il aurait passé la nuit, papa. La petite se promit de passer un coup de balayette avec le set de ménagère que le Père Noël lui avait apporté. Avec son gros ventre tout dur, sa mère peinait de plus en plus. Un tas de cailloux, qu’il y avait là-dedans, selon les prédictions de sa fille. Comme le loup des sept chevreaux, c’était sûr. Maman avait beau lui maintenir sa main sur le ventre après ses exercices de « petit chien » sur le tapis du salon, Sheila ne sentait rien bouger là-dessous. Profitant de la sieste de cette dernière sur la chaise longue, l’enfant avait essayé de disposer sur le nombril tout déformé des petits objets qu’elle jugeait attractifs, mais qui n’avaient pas eu l’heur de plaire à sa future fratrie. Ou alors, peut-être que c’était un garçon… Elle essaierait d’emprunter des images de foot et une petite Majorette à son copain Frédo. Si malgré tous ces efforts, aucune secousse fœtale ne survenait, c’est qu’elle avait raison… « Cailloux, choux, genoux… » chantonna-t-elle en tournant la petite clé dans la serrure du confiturier. Elle prit le cognac d’une main et se saisit avec délicatesse d’un petit verre bombé en cristal, son préféré, orné d’un petit sanglier en étain, qu’elle posa sur la table de la salle à manger. Elle déboucha la bouteille oblongue et en versa une bonne lampée. Voilà qui remonterait le moral de son papounet. Avec la même concentration, elle reboucha l’alcool, le rangea sur la tablette du meuble et allait le fermer à double tour, quand elle éprouva un petit regret. Se penchant, elle dégota le petit sachet en tissu écossais qui contenait les dragées de communion de son cousin. Au toucher, elle écarta ceux à la nougatine (dégoûtants, à son sens) et en choisit une bien fine. Elle se la colla sous la langue, se jurant de la faire durer le plus longtemps possible, puis se rappela ce qu’elle était venue faire, alors, en soupirant, elle croqua le bonbon rapidement. Il aurait été difficile de dissimuler son petit pêché en discutant avec son père. D’ailleurs, elle se souffla dans la main, un geste qu’elle lui avait vu faire, pour vérifier si sa bouche sentait l’amande. Soulagée, elle s’empara du verre et s’approcha du divan.

-  C’est toi, souricette ? marmonna la forme prostrée sous le plaid multicolore en crochet.

-         Oui… Ze t’ai apporté le remède miracle, tiens… chuchota la petite sur un ton conspirateur.

Siegfried sortit la tête de la couverture. Hirsute, hilare et un peu gêné tout de même que sa progéniture lui tende un verre de gnôle à huit heures du matin pour soigner sa gueule de bois, il se releva sur un coude et l’observa avec amusement. Sheila se sentit soulagée ; elle avait bien manœuvré, son père serait de bonne humeur.

-         C’est à qui, ces beaux yeux de braise-là ? plaisanta-t-il en s’asseyant sur le rebord de la banquette. Il s’empara du verre, s’adossa confortablement et se mit à siroter la boisson  à petites gorgées bruyantes.

-         A mon papa et puis à moi !

C’était leur jeu favori, et Siegfried le savait. On pouvait trouver difficilement dans le canton une petite fille avec des yeux aussi bleus. Un regard profond, saphir, lumineux, posé sur un teint mat et une peau saine… Si Sheila avait hérité des boucles brunes de sa mère, elle tenait beaucoup de lui, et il en éprouvait une intense fierté.

La petite grimpa à ses côtés et frotta sa tête contre son bras pour qu’il la prenne contre lui.

-         Fais pas ça, souricette, t’es pas un petit chien, dit-il en lui offrant son torse.

Ignorant la remarque, elle se coula contre lui et se mit à inventorier du bout de l’index le nombre de ses poils :

-         T’es quand même pas un papa poilu, dis donc ; t’en as quoi, dix, c’est tout? Mais ils sont zolis, rajouta-t-elle solennellement pour atténuer la brutalité de ses propos.

Siegfried sourit et reposa le verre à côté de lui, dans le creux du canapé. Il passa la main dans les cheveux de sa fille :

-         Oh, mais, dites-moi, jeune fille, ça fait combien de temps que  vous n’avez pas croisé de brosse à cheveux ? Parce que, vous, vous ne manquez pas de poils sur le caillou et c’est la forêt vierge, là-dessous…

-         Z’ai pas trouvé mon peigne quand ze me suis levée, et pis c’est le zour du bain, de toutes manières, maman va me faire les seveux.

-         En couettes ?

-         Ah, non, pas les couettes. Une queue de seval, parce qu’avec les couettes, les copines à Mamiriane, elles disent « alors, seila, c’est souette, l’école est finie ? » et z’ en ai marre.

-         Ça, j’avais cru comprendre, que t’en avais marre, je t’ai entendu râlouiller de la véranda.

-         C’est zuste, que des fois, ze voudrais être plus grande. Cinq ans, ça sert à rien.

Siegfried saisit la balle au bond :

-         Mais, dis-moi, d’ailleurs, tes cinq ans, tu ne les as bientôt plus… C’est vendredi, ton anniversaire !

Sheila rosit de plaisir et se trémoussa sur le divan. On arrivait enfin au vif du sujet. Depuis plusieurs semaines, elle pensait au jour de ses six ans avec un peu d’angoisse. Personne autour d’elle n’en avait parlé ; elle se demandait s’ils n’allaient pas oublier avec la chasse, le bébé et tout ça.

-         Je me doute que tu n’y as pas encore vraiment pensé, mais aurais-tu une petite idée de ce que tu aimerais recevoir comme cadeau ?

-         Attends, ze réfléssis.

L’enfant fit mine de réfléchir quelques instants, une moue boudeuse se dessinant sur son visage.

-         Ah y est, mais tu vas pas vouloir.

-         Allez, Eléonore… Dis toujours.

Siegfried n’avait jamais pu se faire au prénom dont sa femme avait affublé leur petite ; alors, pour donner le change, il utilisait le second, Eléonore, sorti tout droit d’une chanson des Beatles, francisé pour l’occasion, mais qui se trouvait, par un heureux hasard, être celui de sa propre mère. Une fois passée la vexation de ne pas voir le sien propre sur le livret de famille, sa belle-mère  s’était également mise à appeler le bébé ainsi, se rangeant de l’avis de son gendre, ce qui était assez rare pour être mentionné.

-         Tu vas dire que ze suis trop zeune et que ze vais le casser.

Siegfried, en bon pédagogue, ne pouvait laisser passer une telle occasion :

-         Tu vois, ma puce, ce mot-là, comme tu prononces mal, j’aurais pu comprendre que tu voulais le cacher, ton joujou…

-         Ze sais… Mais si ze pouvais, ze parlerais mieux…

Les yeux lancèrent des éclairs :

-         Dézà que y a David à l’école qui me dit touzours « ceila, c’est où ? » et tout ça, et pis mamiriane qui m’a promis les oreilles percées si z y arrive, alors hein…

-         Les oreilles percées ? Mamiriane ? Mais c’est moi qui décide de ces trucs-là…

Sheila connaissait les différends qui opposaient son père à sa grand-mère maternelle ; elle ne cherchait jamais à envenimer la situation :

-         Non, mais elle m’a dit que z’aurai ses boucles d’oreille rouzes, les en rubis, et celles-là, il faut les oreilles trouées, sinon, ça marsse pas.

-         Je préfère… Bon, alors, cette idée, elle vient ?

La petite fille marqua une seconde d’hésitation, fixa le bout de ses sabots, releva la tête et planta ses yeux dans ceux de son père :

-         Un manze-disques, pour écouter les sansons de Cloclo.

-         Ah. Mais t’as pas de disques, Eléonore…

Sheila ouvrit de grands yeux étonnés :

-         Euh, là ! Ben ça, que z’en ai ! Maman, elle m’a asseté les deux 45 tours de l’Heureux Voisin, pasque z’avais deviné qui c’est qui allait gagner à saque fois !

Siegfried, un peu largué, se le tint pour dit. Il n’était pas très vedettes, L’Eurovision, Salut les Copains, tout ça, contrairement à sa femme qui avait affublé leur fille d’un prénom de reine du disco. Elle avait obtenu gain de cause en jouant la carte sentimentale. Ils avaient, selon elle, échangé leur premier baiser sur une des chansons de la donzelle. Il aurait pu difficilement prétendre qu’il ne se rappelait rien de cette soirée, même si c’était un peu vrai. Depuis toujours, il souffrait d’alcoolisme social. Si la plupart du temps, il parvenait à rester sobre des semaines entières, il perdait tout contrôle quand il sortait avec les potes. Cet enfoiré de Sourcier… Il la lui avait mise, sa dache, la veille, au Ricard et à la gnôle, rien de pire. Au départ, ils s’ étaient retrouvés au petit matin pour partir au sanglier. Personnellement, il n’y connaissait pas grand-chose, mais Sourcier lui avait promis une bonne rigolade. Pour finir, ils avaient marché des heures sans rien voir, grimpé en haut d’un mirador plus pour boire un coup et se plaindre de leurs femmes que pour guetter le gibier, en étaient redescendus, avaient cherché son chien qui n’avait décidément pas de rappel, s’étaient un peu engueulés sur le sujet, et puis ils étaient passés chez Chatel à une heure intelligente. Manque de pot, il avait complètement occulté ses six ans de mariage, ce qui n’était pas une bonne idée en soi.  Jeannie collectionnait les poêlons en cuivre, mais elle y tenait trop pour les lui envoyer à la figure ; elle préférait au lancer de casseroles la politique de l’auberge du cul tourné. Priant pour que sa belle-mère ne passe pas dans la matinée, auquel cas ses oreilles siffleraient toute la matinée, Siegfried songea au moyen de récupérer le coup. Au moins, cette année, sa petite femme aurait pu remettre la robe de ses noces, vu qu’elle était au moins aussi grosse qu’en ce temps-là. Il réprima un sourire ; ah, elle était féconde, la petite mère, mais cette fois-ci avait été un peu plus programmée que la première.

Si seulement elle avait pu le couver, ce petit, un peu plus sereinement… Il la comprenait bien, remarquez. L’année dernière, pendant la canicule, elle avait perdu leur garçon, à dix semaines du terme, et depuis, elle n’arrivait pas à se détendre. Un miracle, qu’elle soit enceinte, à vrai dire, au vu du peu de câlins qu’il avait pu lui faire en six mois…

Sheila attendait sa réponse, bien campée sur ses deux jambes.

-         Eh, bien, je vais en parler avec maman.

-         Oh, mais, dis oui, tu sais bien que c’est toi qui décides touzours !

Siegfried décida de ne pas la faire languir davantage et acquiesça :

-         Bon, c’est d’accord, j’ irai voir au magasin ce que je trouve… Mais pas de comédie s’il faut commander et que tu ne l’as pas le jour même ?

La petite tourna plusieurs fois de suite sur elle-même pour faire gonfler sa jupe à volants, mima deux beaux moulins clocloesques, lui envoya un baiser et s’esquiva en direction de l’escalier en braillant à tue-tête :

-         Quand tu souris… Ze m’envole au paradis, ze vais à Rio…. De Zaneiro…

Siegfried pensa se lever, fut assailli par la taille de son cerveau dans sa boîte crânienne, jeta un bref coup d’œil sur la pendule du salon, et trouva plus judicieux de redormir une heure. Sa belle n’émergeait de toutes façons jamais avant onze heures du matin ; il serait alors bien temps de réfléchir à leur réconciliation.

Jeannie Choizeau s’était levée pour uriner, tôt ce matin-là. La pression sur la vessie, intolérable, l’avait forcée à affronter le couloir de l’étage, où elle appréhendait de rencontrer Siegfried. Si tel avait été le cas, elle savait très bien comment cela se serait passé ; elle aurait pardonné, comme d’habitude. A présent, elle était bonne pour retourner aux toilettes, et elle guettait les bruits de la maison pour savoir si le chemin était libre.

Il aurait pu la faire tourner en bourrique, s’il l’avait voulu. D’ailleurs, elle se félicitait chaque jour d’avoir choisi un homme aussi beau que naïf. Jamais il n’aurait idée de ce qu’elle aurait été prête à endurer pour lui. Le problème, et il était de taille, ne venait que d’elle : elle n’était plus très sûre de vouloir accoucher.. Sheila était adorable, pourtant ; elle savait se rendre quasiment invisible, ne la sollicitait presque jamais, avait même pour sa mère des attentions de petite infirmière : elle lui redressait ses coussins, partait en trombe chercher un verre de citronnade bien fraîche dans le frigo, changer le 33 tours de face pour qu’elle n’ait pas à le faire elle-même, s’asseyait sur le bord du lit et lui tenait compagnie des heures sans chouiner, sans rien réclamer d’autre que sa présence.

Jeannie redoutait le moment de la délivrance ; ça faisait un mal de chien, qu’on arrête de tournicoter. Meilleur moment de ma vie, n’importe quoi. Elle défit avec lenteur le crayon de papier qui maintenait son catogan en place et se recomposa un chignon moins branlant. Non, décidément, si on lui avait proposé de récupérer directement le bébé à la sortie de la clinique, sans passer par la case de ces deux derniers mois, elle n’aurait pas dit non. Mais on évitait de dire ce genre de choses devant ses copines en plein trip Flower Fanées Power, Filmons leur naissance en super 8, c’est merveilleux.

Refoulant dans son inconscient le travail qui avait abouti à la perte de son fils, la jeune femme se remémora avec émotion les premières secondes de son aînée sur son ventre, quand elle avait rampé jusqu’à son sein, ses yeux tout troubles d’être née.

-         Ze peux venir faire un câlin ?

Comme si elle avait senti qu’on pensait à elle, Sheila se tenait à l’embrasure de la porte, ses anglaises en bataille encadrant l’ovale de son visage.

Jeannie tapota le drap de la main gauche :

-         Viens là, grande sauterelle.

L’enfant ne se fit pas prier. En trois pas de géants, elle fut près du lit à baldaquins, grimpa dessus en prenant soin de repousser le rideau pour ne pas s’agenouiller dessus et se lova contre sa mère.

Maman sentait un peu le lait et le kleenex mouillé ; quand on l’embrassait, ses joues avaient un goût salé. Pour bien renifler son odeur, Sheila se nichait dans son cou et respirait à fond la peau diaphane. Du Choc, de Cardin, que Papa lui avait offert pour son anniversaire ; Mamiriane avait laissé échapper un « Ben, on se refuse rien ! » avec un sifflement admiratif. La petite avait demandé le nom du parfum, et l’avait trouvé bête ; quand on se fait mal ou qu’on casse quelque chose, ça n’a pas d’odeur… Sauf si on casse une bouteille d’eau de toilette, bien sûr.

-         Papa a dit oui pour le manze-disques.

-         Tu lui en as parlé ce matin ?

-         Voui, et il a été zentil tout plein.

Tu m’étonnes, pensa Jeannie. Ce matin, il va se faire tout petit et dire oui à tout pour se faire pardonner. Mais d’où venait ce talent machiavélique de cette enfant, qui savait toujours présenter le cahier de doléances au moment le plus opportun ? De Mamiriane, conclut lucidement la jeune femme. Pour les rideaux de perle en bois, Papa avait dit non, et pourtant, il les avait fixés au plafond pas plus tard que la semaine précédente.

-         On invente une histoire de sorfées ?

Jeannie sourit :

-         De si bon matin ?

-         Bah, oui, z’ ai eu une idée en boivant mon Au revoir Martine….

-         En buvant mon Ovomaltine, Sheila !

Décidément, il faut que je les écrive, se persuada-t-elle hilare.

-         Bon, d’accord… Ze me trompe tout le temps…. Alors, mon histoire, c’est que Tilix est devenue mini mini pour m’espionner quand ze manze ma soupe, et elle tombe dedans !

Sheila éclata de son rire de petit elfe surexcité, reprit ses esprits et poursuivit très sérieusement en levant son index à hauteur de ses sourcils froncés:

-         De la soupe, hein, parce qui si tu écris « potaze », tu respectes pas le pââââcte !

Sa mère acquiesça ; depuis qu’elle était alitée, elle rédigeait sur un petit cahier à spirales les aventures de quatre sorcières fées férues de nature et de bonne éducation, toutes affligées d’une terrible malédiction qui les empêchait d’utiliser des mots contenant des « je » et des « che », Sheila ayant ainsi devancé le moment où elle pourrait lire le manuscrit à haute voix. Très philosophe, elle avait expliqué à son entourage que, si elle comptait bien savoir lire d’ici la Toussaint, elle craignait de ne pas avoir réussi à vaincre ses problèmes de prononciation. Les syllabes à écueil étant proscrites, on ne croirait pas qu’elle les confondait avec d’autres. « Pas folle, la guêpe, hein ? » avait-elle lancé à table, sous les yeux médusés de toute la famille réunie pour les quinze ans de son cousin. Sa tante, Bérénice, avait haussé les épaules et s’était appliquée à lui fixer sa barrette en grimaçant.

Jeannie fourragea dans son tiroir de table de nuit, à la recherche du carnet et d’un stylo, envoya sa fille ouvrir les persiennes, chassa les dernières chauve-souris qui lui voletaient dans l’âme et écouta les mésaventures de Tilix dans la cuisine.

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Défenses
  • Une femme, aux environs de la quarantaine, revient sur les lieux de son adolescence. A jamais marquée par un drame dont elle a été le témoin, elle compte renouer avec ceux qui partagent avec elle un lourd secret.
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